Le cadre juridique des compléments alimentaires : entre protection du consommateur et innovation

Le marché des compléments alimentaires connaît une expansion considérable en France et en Europe. Avec un chiffre d’affaires dépassant 2,3 milliards d’euros en France en 2022, ce secteur se situe à l’intersection de plusieurs domaines juridiques : droit de la consommation, de la santé, et de l’alimentation. Cette complexité soulève des questions majeures concernant leur définition légale, leur encadrement réglementaire et les responsabilités des différents acteurs. Face à l’augmentation des contentieux liés aux allégations de santé non conformes et aux compositions douteuses, analyser le cadre juridique des compléments alimentaires devient primordial pour comprendre les enjeux et les évolutions d’un marché en pleine mutation.

Définition juridique et cadre réglementaire des compléments alimentaires

La définition juridique des compléments alimentaires est établie par la directive 2002/46/CE, transposée en droit français dans le Code de la consommation. Selon l’article L.214-1 de ce code, les compléments alimentaires sont « des denrées alimentaires dont le but est de compléter le régime alimentaire normal et qui constituent une source concentrée de nutriments ou d’autres substances ayant un effet nutritionnel ou physiologique ».

Cette définition distingue clairement les compléments alimentaires des médicaments, régis par le Code de la santé publique. La Cour de Justice de l’Union Européenne a précisé cette distinction dans l’arrêt Hecht-Pharma GmbH (C-140/07) en établissant qu’un produit présenté comme ayant des propriétés de prévention ou de guérison des maladies humaines relève de la qualification de médicament, indépendamment de ses effets physiologiques.

Le régime juridique applicable aux compléments alimentaires repose sur un système de notification préalable plutôt que d’autorisation. L’article 15 du décret n°2006-352 du 20 mars 2006 impose aux fabricants ou distributeurs de déclarer la mise sur le marché à la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF). Cette procédure diffère fondamentalement de l’autorisation de mise sur le marché (AMM) exigée pour les médicaments.

Ingrédients autorisés et doses maximales

La réglementation encadre strictement les substances pouvant entrer dans la composition des compléments alimentaires. L’arrêté du 24 juin 2014 établit la liste des plantes autorisées, tandis que les vitamines et minéraux sont réglementés par l’annexe I de la directive 2002/46/CE.

La question des doses journalières maximales reste partiellement harmonisée au niveau européen. Le règlement (UE) 2019/649 fixe certaines limites, mais les États membres conservent une marge de manœuvre. Cette situation crée des disparités entre pays et pose des difficultés pour les opérateurs transfrontaliers. La jurisprudence Solgar (CJUE, C-446/08) a précisé que les restrictions nationales doivent être fondées sur une évaluation des risques approfondie et proportionnée.

Les nouveaux ingrédients (Novel Food) sont soumis au règlement (UE) 2015/2283, imposant une procédure d’évaluation préalable par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Cette procédure, pouvant durer jusqu’à 18 mois, constitue un véritable défi pour l’innovation dans le secteur.

  • Notification préalable à la DGCCRF
  • Liste positive d’ingrédients autorisés
  • Évaluation spécifique pour les nouveaux ingrédients
  • Doses journalières partiellement harmonisées

Les allégations de santé : un encadrement strict aux enjeux économiques majeurs

Le règlement (CE) n°1924/2006 relatif aux allégations nutritionnelles et de santé constitue la pierre angulaire de la communication sur les compléments alimentaires. Ce texte définit une allégation de santé comme « toute allégation qui affirme, suggère ou implique l’existence d’une relation entre une denrée alimentaire et la santé ». L’objectif est double : protéger les consommateurs contre les allégations trompeuses et garantir une concurrence loyale entre les opérateurs.

Le règlement établit un processus d’autorisation rigoureux pour les allégations, basé sur des preuves scientifiques évaluées par l’EFSA. Seules les allégations figurant sur la liste positive européenne peuvent être utilisées. Depuis l’adoption du règlement (UE) n°432/2012, cette liste comporte environ 260 allégations autorisées, un nombre relativement restreint par rapport aux milliers de demandes initialement soumises.

La jurisprudence a progressivement précisé les contours de cette réglementation. Dans l’affaire Innova Vital (CJUE, C-19/15), la Cour a confirmé que même les communications adressées uniquement aux professionnels de santé sont soumises au règlement. L’arrêt Deutsches Weintor (CJUE, C-544/10) a établi que la protection de la santé publique justifie les restrictions à la liberté d’expression commerciale.

Les allégations génériques et la charge de la preuve

Une distinction fondamentale existe entre les allégations spécifiques (liées à un ingrédient particulier) et les allégations génériques (concernant une catégorie d’aliments). Pour ces dernières, le règlement (UE) n°907/2013 prévoit une procédure simplifiée, mais la charge de la preuve reste substantielle.

Le niveau de preuve exigé représente un défi majeur pour les PME du secteur. L’investissement nécessaire pour constituer un dossier scientifique solide peut atteindre plusieurs centaines de milliers d’euros. Cette situation avantage les grands groupes et freine l’innovation, comme l’a souligné le rapport Delattre remis au gouvernement français en 2021.

Les sanctions en cas d’allégations non conformes sont dissuasives. Au-delà des amendes administratives pouvant atteindre 5% du chiffre d’affaires (article L.522-7 du Code de la consommation), les pratiques commerciales trompeuses sont passibles de deux ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende (article L.132-2). La jurisprudence montre une sévérité croissante des tribunaux, comme dans l’affaire Laboratoires Arkopharma (Cour d’appel de Paris, 13 juin 2019) condamnant l’entreprise à une amende de 100 000 euros pour allégations non autorisées.

  • Autorisation préalable des allégations par l’EFSA
  • Liste positive d’environ 260 allégations autorisées
  • Distinction entre allégations spécifiques et génériques
  • Sanctions administratives et pénales dissuasives

Responsabilité des acteurs et chaîne de distribution

La chaîne de responsabilité dans le secteur des compléments alimentaires implique de multiples acteurs, chacun soumis à des obligations spécifiques. Le fabricant, premier maillon de cette chaîne, assume la responsabilité principale concernant la conformité du produit. Selon le règlement (CE) n°178/2002 établissant les principes généraux de la législation alimentaire, il doit garantir la sécurité des produits mis sur le marché et mettre en place des procédures de traçabilité adéquates.

L’importateur de compléments alimentaires provenant de pays tiers à l’Union européenne endosse des responsabilités similaires à celles du fabricant. La jurisprudence Lidl Italia (CJUE, C-315/05) a confirmé que l’importateur ne peut se contenter de répercuter les informations fournies par le fabricant étranger, mais doit vérifier leur exactitude, notamment concernant la composition et l’étiquetage.

Les distributeurs, y compris les pharmaciens, ont une obligation de diligence raisonnable. Selon l’article 19 du règlement (CE) n°178/2002, ils doivent retirer du marché les produits qu’ils soupçonnent de ne pas respecter les exigences de sécurité. Le Conseil national de l’Ordre des pharmaciens a précisé dans ses recommandations de 2018 que le pharmacien engage sa responsabilité professionnelle lorsqu’il conseille des compléments alimentaires.

Le cas particulier de la vente en ligne

La vente en ligne de compléments alimentaires présente des défis spécifiques en matière de responsabilité. Le règlement (UE) n°1169/2011 concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires impose que toutes les informations obligatoires soient disponibles avant la conclusion de l’achat.

Les plateformes de e-commerce bénéficient d’un statut d’hébergeur selon la directive 2000/31/CE, limitant leur responsabilité. Toutefois, l’arrêt L’Oréal contre eBay (CJUE, C-324/09) a nuancé cette protection en établissant que la plateforme peut être tenue responsable si elle a connaissance du caractère illicite des offres et n’agit pas promptement pour les retirer.

La DGCCRF a intensifié ses contrôles sur les sites de vente en ligne, comme en témoigne son plan de contrôle 2022-2023 qui a conduit à la mise en demeure de 59 sites commercialisant des compléments alimentaires avec des allégations non conformes. Les sanctions administratives peuvent inclure le blocage temporaire du site, conformément à l’article L.521-3-1 du Code de la consommation.

La question de la juridiction compétente pour les litiges transfrontaliers reste complexe. Le règlement Bruxelles I bis (UE n°1215/2012) permet au consommateur d’agir devant les tribunaux de son domicile, mais la détermination du droit applicable nécessite souvent une analyse au cas par cas selon le règlement Rome I (CE n°593/2008).

  • Responsabilité principale du fabricant pour la sécurité des produits
  • Obligation de vérification renforcée pour les importateurs
  • Devoir de diligence des distributeurs et pharmaciens
  • Régime spécifique pour les plateformes de vente en ligne

Contrôles officiels et sanctions : vers un renforcement de la surveillance

Le système de contrôle officiel des compléments alimentaires repose sur une architecture institutionnelle complexe. La DGCCRF joue un rôle central dans la surveillance du marché français, avec environ 1 500 contrôles annuels dans ce secteur. Ses prérogatives ont été renforcées par la loi n°2018-938 du 30 octobre 2018, dite loi Egalim, qui a étendu ses pouvoirs d’enquête et de sanction.

L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (ANSES) intervient dans l’évaluation scientifique des risques, notamment via son dispositif de nutrivigilance créé par la loi HPST de 2009. Ce système a permis d’identifier plusieurs cas d’effets indésirables graves, comme ceux liés à la présence de mélatonine ou de certains extraits végétaux comme le desmodium.

Au niveau européen, le règlement (UE) 2017/625 relatif aux contrôles officiels a harmonisé les procédures et renforcé la coopération entre États membres via le Système d’Alerte Rapide pour les Denrées Alimentaires et les Aliments pour Animaux (RASFF). En 2022, ce système a traité 141 alertes concernant des compléments alimentaires, principalement pour présence de substances médicamenteuses non déclarées ou de contaminants.

L’arsenal répressif et son application

Les sanctions administratives constituent le premier niveau de répression. L’article L.522-1 du Code de la consommation permet à la DGCCRF d’infliger des amendes pouvant atteindre 3 000 € pour une personne physique et 15 000 € pour une personne morale en cas de manquement aux règles d’étiquetage. Pour les infractions plus graves comme les allégations trompeuses, ce montant peut atteindre 5% du chiffre d’affaires.

Les sanctions pénales s’appliquent aux infractions les plus sérieuses. La tromperie sur les qualités substantielles est punie de deux ans d’emprisonnement et 300 000 € d’amende (article L.454-1 du Code de la consommation). La mise en danger d’autrui par incorporation de substances nocives peut entraîner jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 600 000 € d’amende.

La jurisprudence montre une tendance à la sévérité accrue. Dans l’affaire Laboratoires X (Tribunal correctionnel de Paris, 12 mars 2020), un fabricant a été condamné à 180 000 € d’amende pour avoir commercialisé un complément alimentaire contenant une substance médicamenteuse non déclarée. Le Tribunal de commerce de Paris a prononcé en 2021 une astreinte de 10 000 € par jour contre une entreprise ne respectant pas une injonction de retrait de produits.

L’action de groupe introduite par la loi Hamon de 2014 offre une voie de recours collective aux consommateurs lésés. Bien que peu utilisée dans le secteur des compléments alimentaires, cette procédure représente un risque juridique et réputationnel croissant pour les opérateurs. L’association UFC-Que Choisir a annoncé en 2023 envisager une telle action contre plusieurs fabricants pour allégations trompeuses.

  • Contrôles renforcés de la DGCCRF (1 500 contrôles annuels)
  • Système de nutrivigilance géré par l’ANSES
  • Coopération européenne via le système RASFF
  • Sanctions administratives et pénales graduées

Perspectives d’évolution et défis juridiques futurs

Le cadre juridique des compléments alimentaires se trouve à un carrefour, confronté à des tendances contradictoires entre harmonisation européenne et spécificités nationales persistantes. La Commission européenne a lancé en 2022 une évaluation complète du règlement sur les allégations de santé, reconnaissant les difficultés rencontrées par les opérateurs économiques face à la rigueur du système actuel.

La question des doses maximales harmonisées reste en suspens depuis plus de quinze ans. Le rapport Prot-Lazareff de 2021 préconise une approche fondée sur les profils de risque pour chaque nutriment, plutôt qu’un plafonnement uniforme. Cette méthodologie pourrait débloquer les négociations entre États membres aux traditions réglementaires divergentes.

L’émergence des nutriments de synthèse et des ingrédients bioactifs issus des nouvelles technologies pose des défis de qualification juridique. La vitamine D3 végétale produite par irradiation UV de levures ou les oméga-3 issus de microalgues génétiquement modifiées illustrent cette zone grise entre complément alimentaire, nouvel aliment et produit biotechnologique.

Vers une médicalisation du statut juridique?

Le concept de « compléments alimentaires à finalité médicale » gagne du terrain dans plusieurs États membres. L’Italie a créé en 2019 une catégorie intermédiaire de « compléments alimentaires notifiés avec évaluation scientifique renforcée », bénéficiant d’un régime allégé par rapport aux médicaments mais plus encadré que les compléments classiques.

Cette évolution pourrait inspirer une réforme européenne, comme le suggère le livre blanc publié par Food Supplements Europe en 2023. Ce document propose la création d’une catégorie de « compléments ciblés » soumis à une évaluation scientifique intermédiaire et pouvant porter des allégations plus précises sur certaines fonctions physiologiques.

La jurisprudence de la CJUE montre des signes d’assouplissement dans la distinction entre aliment et médicament. L’arrêt DKFZ Deutsches Krebsforschungszentrum (C-544/18) a reconnu qu’un produit peut avoir un effet pharmacologique sans être automatiquement qualifié de médicament si cet effet reste accessoire à sa fonction nutritionnelle principale.

L’impact de la numérisation et des nouvelles pratiques commerciales

La vente transfrontalière en ligne représente un défi majeur pour l’application effective du droit. Le Digital Services Act européen (règlement UE 2022/2065) renforce les obligations des plateformes concernant les produits illégaux, mais son articulation avec la réglementation sectorielle reste à préciser.

Les influenceurs sur les réseaux sociaux sont devenus des vecteurs majeurs de promotion des compléments alimentaires. La loi n°2023-451 du 9 juin 2023 visant à encadrer l’influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs impose désormais une transparence totale sur les partenariats commerciaux et interdit la promotion de produits contenant certaines substances.

L’intelligence artificielle appliquée aux recommandations personnalisées de compléments alimentaires soulève des questions inédites de responsabilité juridique. Le futur règlement européen sur l’IA classera probablement ces applications comme « à risque limité », imposant des obligations de transparence sans autorisation préalable.

  • Évaluation du règlement sur les allégations de santé en cours
  • Harmonisation des doses maximales selon les profils de risque
  • Émergence possible d’une catégorie intermédiaire entre aliment et médicament
  • Encadrement renforcé de la promotion numérique et de l’influence commerciale

Face à ces évolutions, les professionnels du secteur doivent adopter une approche proactive de la conformité réglementaire. La veille juridique devient un outil stratégique indispensable, tout comme l’anticipation des tendances réglementaires. Les investissements dans la recherche scientifique et les études cliniques constituent non seulement une exigence légale croissante mais aussi un avantage concurrentiel déterminant dans un marché où la confiance du consommateur repose sur des garanties tangibles. L’équilibre entre innovation et protection reste le défi central de ce cadre juridique en constante mutation.